Droit, croyances et état de la recherche - entretien avec la Prof. Rachel Sermier (HEP-VD)
Interview entre la Prof. Rachel Sermier et Adrienne Ody Werner
Adrienne Ody Werner: De nombreuses croyances ou craintes sont répandues dans le grand public et parmi les professionnels au sujet de la scolarisation en classe ordinaire d’élèves porteurs de troubles du développement, et notamment ceux ayant une déficience intellectuelle.
On a lu récemment dans la presse une opinion émise par le leader d’un parti politique suisse à propos de l’école inclusive. Il affirme que celle-ci a pour effet de défavoriser les enfants ayant des difficultés d’apprentissage tout en pénalisant les autres élèves. Des classes séparées permettraient, selon lui, de mieux répondre aux besoins des élèves.
Rachel Sermier, vous êtes professeure en pédagogie spécialisée à la Haute Ecole Pédagogique du Canton de Vaud (HEP-VD) et vos sujets de recherche portent sur la déficience intellectuelle. En 2020, vous avez publié un chapitre d’ouvrage qui analyse le fondement réel de ces croyances fréquemment rencontrées à la lumière des résultats de la recherche scientifique.
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Adrienne Ody Werner: Parmi ces croyances très répandues, il y a notamment la conviction que les élèves avec une déficience intellectuelle vont faire plus de progrès dans une école spéciale ou une classe spécialisée, avec un effectif réduit où les élèves ont tous et toutes un diagnostic similaire.
Tout d’abord, pourquoi est-ce important de se pencher sur cette question?
Rachel Sermier: Tout simplement, car il s’agit d’un argument fréquemment évoqué pour justifier une exclusion de ces élèves des classes ordinaires. Certains professionnels pensent sincèrement que l’élève pourrait mieux progresser en classe spécialisée. Or, ils n’ont pas conscience de la réalité du terrain dans ces classes spécialisées. Celles-ci comptent certes moins d’élèves, mais ces élèves ont tous des besoins en soutien importants et des compétences très hétérogènes. Cela complexifie beaucoup l’enseignement.
Adrienne Ody Werner: Alors, qu’en est-il? Est-ce que les élèves avec une déficience intellectuelle font effectivement plus de progrès dans une classe ou une école spéciale ?
Rachel Sermier : Les résultats de la recherche scientifique contredisent cette croyance. Plusieurs études démontrent que les élèves avec une déficience intellectuelle progressent tout autant dans leurs apprentissages scolaires, pratiques et sociaux s’ils et elles sont scolarisé.e.s dans une classe régulière avec du soutien que s’ils et elles sont en classe spéciale ou en école spécialisée (Buckley et al., 2006; Cole & Meyer, 1991; Cole et al., 2004; Fisher & Meyer, 2002; Freeman & Alkin, 2000; Hardiman et al., 2009; Sloper & Turner, 1996).
Adrienne Ody Werner: Au-delà du droit à l’éducation inclusive, est-ce que la recherche y voit des bénéfices?
Rachel Sermier: En effet, plusieurs études, dont certaines menées en Suisse, trouvent que les élèves avec une déficience intellectuelle progressent plus dans leurs apprentissages scolaires, lorsqu’ils sont inclus en classes ordinaires (Center & Curry, 1993; Kurth & Mastergeorge, 2010; Peetsma et al., 2001; Schnepel et al., 2022; Sermier Dessemontet et al., 2012; Turner et al., 2008). Il est donc essentiel que les enseignants ordinaires et spécialisés prennent confiance en leur capacité à fournir un environnement très stimulant et soutenant en classe ordinaire.
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Adrienne Ody Werner: Une autre croyance très répandue est que la scolarisation d’enfants avec une déficience intellectuelle freine les progrès des autres enfants de la classe. On peut imaginer la crainte des parents des autres élèves à ce sujet, voire aussi celle des enseignants, de voir toute une classe freinée dans sa progression. Alors, qu’en est-il?
Rachel Sermier: Une méta-analyse de 47 études (Szumski et al., 2017) a évalué l’impact d’une scolarisation d’élèves ayant des besoins éducatifs particuliers en classe ordinaire sur les progrès de leurs camarades de classe. Elle infirme cette croyance de manière très claire: la scolarisation d'élèves ayant des besoins éducatifs particuliers en classes ordinaires, accompagnée d'un soutien adéquat, ne freine pas les progrès des autres enfants de la classe. Les études menées spécifiquement sur l’inclusion d’élèves ayant une déficience intellectuelle constatent également que celle-ci n’affecte pas les progrès des autres élèves de la classe (McDonnell et al., 2000; Sermier Dessemontet & Bless, 2013; Sharpe et al., 1994).
Adrienne Ody Werner: J’entends le constat de l’absence d’effet négatif sur la progression des autres élèves. Est-ce que la recherche s’est penchée sur la question de savoir si l’inclusion d’enfants avec une déficience intellectuelle avait des bénéfices pour les autres élèves?
Rachel Sermier: En effet, plusieurs études montrent que les élèves de classes inclusives font plus de progrès que les élèves de classes non inclusives. Cet effet positif s’observe surtout dans les études menées en Amérique du Nord, dans des pays plus avancés dans l’implémentation de l’inclusion, autrement dit dans la transformation des écoles pour mieux répondre aux besoins de l’ensemble des élèves, quelles que soient leurs spécificités.